Avec la fin des restrictions et l’élévation du niveau de vie qui a suivi la seconde guerre mondiale, le vin a perdu sa fonction alimentaire. Depuis 1995, il a aussi perdu, en France, sa première place d’accompagnant liquide d’un repas au profit de l’eau minérale et bientôt des boissons sucrées industrielles. Seuls les vins supposés de qualité résistent à la baisse de consommation continue du vin et notamment ceux qui sont liés à la notion d’origine.  

Fondé par le décret-loi du 30 juillet 1935 à l’initiative du sénateur girondin Joseph CAPUS, le Comité National des Appellations d’Origine – rebaptisé en 1947, Institut National des Appellations d’Origine – l’INAO a joué un rôle important depuis cette date.

En 1935, c’était le marasme pour tous les vins français ayant une notoriété historique. Ce qui n’empêchait pas les présidents des diverses Associations Viticoles de se réunir en Congrès annuel. Ces notables, souvent propriétaires fonciers fortunés, en profitaient pour excursionner. C’est ainsi qu’à la Tremblade, l’étiquette verte du Contrôle sanitaire des Huîtres de Marennes attira leur attention et leur suggéra une démarche analogue pour les vins ayant une origine.

Les dirigeants angevins de l’époque, Messieurs ROSIN, FOURMOND et Pierre ROZE, persuadèrent leurs troupes que cette option était la bonne et firent entrer les vins blancs et rosés de l’Anjou dans la catégorie des vins d’appellation d’origine contrôlée, les AOC.
Ce qui leur évita la réquisition durant la guerre où ils bénéficièrent d’une relative liberté de commercialisation.

Quand la paix revint, l’INAO s’installa au 137, Avenue des Champs Elysées. Surtout service juridique, il préparait la rédaction des décrets au fur et à mesure que les syndicats régionaux demandaient l’accession à l’AOC.
La trilogie des usages locaux, loyaux et constants était le critère obligatoire à respecter.
Dans les provinces, un Ingénieur Conseiller Technique relayait le pouvoir central. En Anjou, ce fut le bon Monsieur DUC qui y resta jusqu’à sa retraite en 1978.

L’avènement de la traction mécanique, l’arrivée de nouveaux matériaux : les plastiques, l’acier inoxydable , et le développement des nouvelles technologies dues au progrès des sciences appliquées à la vigne et au vin, produisirent un bouleversement des pratiques plus important en trois décennies que durant les trois siècles précédents.

L’INAO qui s’appuyait sur les usages, fut saisi de plein fouet par ces innovations et pour ne pas perdre pied, se sentit pousser une âme réactionnaire. J’entendis un jour, un de ses membres pourtant, dire que l’INAO était « comme une vieille fille qui n’acceptait rien, sauf d’être violée ». Ce qui lui est souvent arrivé, d’ailleurs.

Comment fonctionne cet organisme, au début simple réunion de notables du milieu du vin, avec peu de moyens, aujourd’hui puissance principale du vignoble français ?

La viticulture française de qualité se répartit en trois classes, comme au temps des Etats Généraux de 1789.

D’abord, la Noblesse.

Elle se réunit dans sa province ou à Paris. Elle est constituée par les membres professionnels ou négociants, qui siègent dans les comités régionaux ou au comité national. Ces membres sont nommés par le pouvoir politique sur proposition des syndicats. Leur mandat n’est donc pas électif. Le pouvoir politique arbitre selon son bon plaisir.

Une nomination à l’INAO est ressentie comme un honneur, une reconnaissance professionnelle : elle ennoblit son homme.

A l’échelon local, la noblesse reste petite. Quelques réunions par an permettent de nouer des relations interprofessionnelles. L’ensemble reste un hochet pour la province : rien ne s’y décide définitivement. Seul le droit de veto constitue un moyen d’action possible.

Dans la capitale, c’est autre chose.

Le Comité National vous introduit dans le cénacle des personnalités du monde du vin français. La sélection est faite par le pouvoir qui puise dans le vivier des conseillers régionaux. Les critères, après les recommandations politiques, font recruter essentiellement les sortants. La limite d’âge les pousse maintenant, heureusement vers la sortie. Les nouveaux, plus jeunes, doivent s’être montrés dans le droit fil de l’orthodoxie en place pour être nommés.

Actuellement (arrêté du 3 août 1998), le comité national comprend 80 membres. Il y a les représentants professionnels : 33 producteurs et 20 négociants, puis 18 personnes dites « qualifiées » choisies pour leurs activités sur le plan national et à l’exportation. Enfin 9 représentants de l’Administration.

L’introduction des personnalités qualifiées permet de rectifier le tir auprès des lobbies qui n’auraient pas eu de place par la filière régionale ou auraient été écartés par la limite d’âge.

Le tout constitue un subtil dosage d’influences politiques, syndicales et économiques sous le couvert à peine majoritaire de la valeur professionnelle. Il y a quelquefois des réclamations que la presse diffuse ou que les tribunaux arbitrent. Dans l’ensemble, les remous sont faibles.

Les vignerons ont le rôle du Tiers Etat qui, comme on le sait, était taillable et corvéable à merci.
Ils interviennent par l’intermédiaire des syndicats viticoles.
Ceux-ci d’après la doctrine officielle, sont à la base de la politique de l’INAO car il leur appartient de faire des propositions. Le Comité régional étudie les dossiers. Dans la mesure où ce dernier émet un avis favorable, le Comité National en est saisi.

A ce stade, l’orientation change. Les syndicats proposent. L’INAO dispose.

La langue de bois débite que les professionnels sont les patrons. Ce qui est inexact.
La filière viti-vinicole française n’est ni une, ni indivisible. Une région ne soutient l’initiative d’une autre que si cela ne la concurrence pas. La Champagne surveille tous les autres vins effervescents. L’Alsace se réserve à usage exclusif des cépages dont aucun n’est alsacien d’origine. Il est facile à l’Administration de diviser pour régner. D’autant plus que chacun tient tellement à sa place de membre de l’INAO qu’il se coule dans le moule pour y rester.

Quand une proposition retient son attention, le Comité National nomme une commission d’enquête, composés de membres hors région. S’il y a un opposant potentiel parmi eux, le dossier n’avancera pas vite. Si le rapporteur administratif est réticent, la rédaction s’en ressentira. Un tout petit qui ne gêne pas sera plus facilement exaucé qu’un concurrent aux dents de jeune loup. Le proverbe « selon que vous serez puissant ou misérable »… s’applique aussi à l’INAO, car sa structure facilite son application.

C’est l’ensemble de l’Administration de l’INAO qui est comparable au troisième constituant des Etats Généraux de 1789 : une sorte de Clergé, gardien du Dogme, qui défend sa condition autant que le rituel, prêt à excommunier l’infidèle et dont la sainteté devient d’autant plus évidente qu’il est désormais « séparé » des fidèles. Il y a belle lurette que le contrôleur a remplacé le conseiller technique et que la confiance n’est plus de mise, sans doute de part et d’autre.
Cette évolution s’est faite petit à petit. Les jeunes recrues n’en sont pas responsables. Le moule s’est mis en place progressivement et la fonction a créé l’organe.

Ces agents nouveau style INAO sont responsables auprès de leur employeur. Ils sont à son service, pas à celui du vigneron qui le croit cependant encore assez souvent, ingénument.

Curieusement, alors que le niveau technique des viticulteurs s’est accru considérablement dans les excellents lycées viticoles français, alors que les dirigeants d’exploitation sont souvent plus titrés que le personnel de l’INAO, c’est celui-ci qui juge en dernier ressort de la bonne application des conditions stéréotypées des décrets.

Après ces précisions sur la composition actuelle de l’INAO, revenons à notre calendrier initial, c’est à dire à 1966.

Le législateur français définit ainsi l’appellation d’origine :

« Constitue une appellation d’origine la dénomination d’un pays, d’une région ou d’une localité servant à désigner un produit qui en est originaire et dont la qualité ou les caractères sont dus au milieu géographique, comprenant les facteurs naturels et les facteurs humains ».

Deux ans plus tard, l’Europe prescrit à tous les VQPRD, de subir un examen à la production, composé d’une dégustation et d’une analyse.
Jamais les viticulteurs français n’ont demandé cette formalité qui se distingue de celle qui attribue un label. Alors que le label provient d’une démarche volontaire, l’obtention du certificat d’agrément est obligatoire.
Il aurait dû y avoir de la part des syndicats viticoles, une explosion d’opposition.

Elle n’a pas eu lieu car on a proposé aux Syndicats d’organiser eux mêmes cet examen en partenariat avec l’INAO.
Le syndicat partenaire a tout un temps, profité de l’agrément pour obtenir ipso facto l’adhésion du viticulteur au syndicat …et le montant de sa cotisation.

Quand le système de la dégustation obligatoire a été mis en place en 1974, il a été présenté accessoirement comme un moyen de financement des syndicats partenaires. C’est pour cette raison, principale, que les syndicats l’ont accepté.

Et le ver est entré dans le fruit.

Petit à petit, on a banalisé la silhouette de chaque appellation. On l’a enserrée dans un carcan administratif de normes de production toutes issues du passé.

Dans le même temps, l’important vignoble français de vins ordinaires perdait ses clients.

Une « reconversion » fut entreprise.

On prévoit que les vins AOC qui représentaient une dizaine de millions d’hectolitres sur plus de 60 millions d’hectolitres de vins français, durant les années 60/70 , atteindront à la récolte 2002 : 26 millions d’hectolitres sur un total de 57 millions.

Leur production a donc été multipliée par 2, 5 surtout par la création de nouvelles appellations contrôlées (450 à ce jour).

Pour entrer dans le saint des saints de l’élite des vins français, les candidats ont eu l’échine souple et les contraintes administratives leur ont été généreusement distribuées.
Ce qui fait que maintenant qu’ils sont à leur tour dans la place, ils sont plus royalistes que le Roi sur ce chapitre qui ne cesse de croître. Par une auto-sécrétion toute latine de textes de plus en plus nombreux, l’INAO a régenté et figé tout le côté visible de la production. Sont définis les cépages, la densité de plantation, la distance sur le rang, l’écartement entre les ceps, la hauteur du fil de palissage, le nombre d’yeux par souche, la date des vendanges, j’en passe pour abréger. Le viticulteur n’a plus accès à l’initiative ou à l’essai.

Or si l’AOC est une mention que les promus considèrent comme « nobiliaire » puisqu’elle les extrait des sans grades, elle n’apporte pas avec elle l’opulence économique. Le rosé d’Anjou en est un exemple depuis 60 ans. L’AOC peut être un miroir aux alouettes.

C’est un concept dépassé parce que c’est un concept voué au passé. Son dogme met en valeur un barbarisme : la typicité. Dans les examens d’agrément –par ailleurs souvent d’une fiabilité insuffisante- il faut que le vin corresponde à un type.

Or ce qui a fait la réputation d’un vin au cours de l’histoire, ce n’est pas la constance du type de vin. C’est la constance du plaisir que ce vin a procuré aux consommateurs au fil du temps.
A l’époque, si l’INAO avait existé, le Champagne tel que nous le connaissons n’aurait jamais vu le jour, lui qui de rival du vin rouge de Bourgogne, est cependant devenu le 1er vin à bulles du monde. Le Muscadet ne serait pas né, lui qui a emprunté le melon de Bourgogne comme support de ses raisins. Le Chateauneuf du Pape n’aurait jamais connu son cépage maître : le grenache, importé seulement au XVIIème siècle, bien après le départ des Papes d’Avignon.

C’est parce que des producteurs ont eu le génie de sortir du passé qu’ils ont augmenté leur succès et maintenu leur notoriété. Beaucoup de conservateurs ont disparu faute de ne pas pouvoir s’adapter ou innover.

Aujourd’hui, comme l’ écrit de façon lapidaire un écrivain bien connu dans le monde du vin, Michel DOVAZ : « l’INAO veut arrêter le temps. Or, l’arrêt du temps, c’est la mort ».

Si l’INAO avait eu autant d’agents en 1950 qu’il en a aujourd’hui, et que le président de l’époque ait soutenu l’idée actuelle de renforcer le contrôle des conditions de production qui va hélas voir le jour, nous en serions encore aujourd’hui avec les produits de traitement à base de soufre et de cuivre, la traction animale et tout le matériel vinaire exposé aujourd’hui dans les musées. Puisque rien n’aurait pu changer.

Le vignoble angevin serait aujourd’hui en retard de 50 ans. Ce qui n’est pas le délai requis pour passer au stade des antiquités de valeur. Personnellement, j’avance l’idée que notre vignoble aurait disparu, malgré les efforts de l’INAO pour le maintien des usages car les usagers seraient disparus.

Les conditions de production ne sont pas intangibles. En fonction des connaissances du moment, des normes du matériel mis à disposition, des comportements sociaux et des obligations légales vis à vis du travail, même en fonction des pratiques nouvelles des viticultures étrangères, tout ce qui est fait aujourd’hui peut être remis en question demain.

Car la mondialisation de la production du vin nous interpelle. Les Français y ont contribué. Nos œnologues opèrent dans le monde entier. Nous avons exporté notre savoir-faire et beaucoup de filiales ont été créées par des entreprises vinicoles françaises tant au Chili qu’aux USA, en Australie ou au Sud Afrique.

Seul le petit vigneron français est resté sur son terroir.
Alors, il s’y accroche et il attend de l’INAO qu’elle lui permette d’y rester.

La défense juridique de l’AOC à travers le monde doit être sa principale mission face à la mondialisation : la protection du nom, voilà l’objectif N° 1.

En second lieu, l’INAO doit abandonner au plus vite le monopole qu’il s’est attribué, grâce à Bruxelles, de la définition et de la fixation de la qualité du vin de l’appellation. La qualité d’un vin est trop complexe pour être confiée à un organisme qui a la science infuse inscrite à son programme. La normalisation technocratique et administrative ne peut que conduire à des vins de type collectif produits par des professionnels réduits à l’état d’exécutants primaires.

Je sais que je suis hérétique en disant cela, car je proclame l’inverse de la pensée « inaoesque ». Et nous sommes très peu à le faire.
Une réaction commence certes à se dessiner. L’Internet est un des véhicules de cette opposition qui s’exprime encore sous le manteau. Car les risques sont grands pour un professionnel de s’opposer à un pouvoir qui peut vous asservir par des contrôles de routine, tout à fait réguliers même si leur fréquence paraît grande à l’intéressé.
Cette opposition est en fait celle de l’esprit contre la lettre, des modernes contre les anciens, des tenants du progrès contre ceux de la tradition. Elle est encore inorganisée, minoritaire, parfois béotienne, parfois aussi prête à remplacer un régime d’ayatollah par un autre.
Aussi, je doute qu’elle ne soit efficace d’ici longtemps en face d’un colosse si sûr de lui, si totalitaire, que l’alternative de la démocratie ne lui semble pas applicable.

Mais cependant, il faut affirmer que l’INAO ne peut continuer sur cette lancée suicidaire. Il faut qu’il accompagne et protège, non qu’il dirige.
L’avenir du vignoble français, « son développement durable », en dépend.

Jean BAUMARD, automne 2002

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